RÉSUMÉ :
Il n’est pas toujours aisé pour nos élèves de faire la différence entre les concepts de chaleur et de température. Et cela n’a rien d’étonnant ! Il suffit pour s’en convaincre de se pencher sur l’historique de ces concepts, et de voir comment, après des siècles d’hésitations entre deux courants de pensée, un savant écossais réussi à édifier toute la science de la chaleur, telle qu’on l’utilise encore aujourd’hui, en se basant sur une théorie erronée.

INTRODUCTION :

Si d’un point de vue scientifique la différence entre les notions de température et de chaleur est définitivement établie aujourd’hui, il n’est pas certain que ces deux concepts soit bien clairs et distincts dans l’esprit des non-spécialistes, et donc en particulier dans celui de nos élèves.

Et il n’y a rien d’étonnant à cela !

Un premier obstacle se trouve au niveau sémantique : dans le langage courant, le mot « chaleur » a la plupart du temps la signification « qualité d’être chaud ». Or la notion sous-jacente est alors celle de température…

Mais cette difficulté est loin d’être la seule, et il suffit pour s’en convaincre, de se pencher sur l’histoire du long cheminement qu’ont dû effectuer les savants avant de pouvoir éclaircir la question.

Pour les principaux penseurs de l’Antiquité, il y a indistinction et confusion entre chaleur et température. Aristote par exemple considère le chaud et le froid comme des qualités fondamentales et opposées de la matière, qui en se combinant avec le sec et l’humide, fournissent les quatre éléments. Lucrèce quand à lui parle de deux substance distinctes : le chaud qui s’écoule du soleil, et le froid qui s’écoule des rivières.

Puis, avec les débuts de la science rationnelle, vont se développer de manière parallèle deux courants de pensée, représentés par les théories substantialistes, plus anciennes, et les théories mécaniques qui attribuent la chaleur à des mouvements cachés.

Et ce n’est qu’à l’issue d’une longue confrontation des points de vue, que les deux concepts de chaleur et de température vont enfin finir par se clarifier.

LA THÉORIE MÉCANIQUE :

Dès le XIIIe siècle, Roger Bacon attribue « le chaud » à des mouvements internes de la matière. En 1644, Descartes dans ses « Principes de philosophie » parle d’ « une telle agitation de petites parties des corps terrestres, qu’on nomme en eux la chaleur (soit qu’elle ait été excitée par la lumière du Soleil, soit par quelque autre cause) ». Au XVIIIe siècle, Newton, Euler, Bernouilli ou encore Amontons se feront eux aussi l’écho de ce courant de pensée. En 1738, Euler déclare qu’ « il est tout à fait évident que la chaleur consiste dans quelque mouvement des plus petites particules composant les corps. Ainsi, le feu doit exciter la chaleur dans tous les corps ».

Mais comment alors expliquer le transport de la chaleur par la lumière à travers le vide ? Newton réalise l’expérience suivante : deux vases de verre identiques, munis de thermomètres, l’un plein d’air et l’autre où l’on a fait le vide sont laissés dans une pièce froide, puis déplacés dans une pièce chaude. Il constate alors que « le thermomètre qui est dans le Vuide deviendra aussi chaud, et presque aussitôt que le thermomètre qui n’est pas dans le Vuide », et questionne ainsi : « La chaleur du lieu clos n’est-elle pas communiquée à travers le Vuide par les vibrations d’un Milieu beaucoup plus subtil que l’air, lequel Milieu reste dans le Vuide après qu’on en a pompé l’air ? ». Newton propose ainsi une théorie hybride : il existe un milieu « subtil », dont les vibrations constituent et transmettent la chaleur.

La théorie mécanique est donc très ancienne, et l’on pourrait s’en étonner … à moins de se pencher sur les origines de son développement :

L’un de ses fondements est le grand nombre de situations dans lesquelles on peut obtenir de la chaleur par les chocs et les mouvements. C’est en effet l’observation de l’échauffement du fer au cours du martelage qui fait dire à Francis Bacon, en 1620, que « le chaud est mouvement ».

Une autre source, très différente, est le courant de pensée appelé « mécanisme » qui né au XVIIe siècle, soutenu par de grands penseurs de l’époque comme Descartes ou Laplace, pour lequel tous les phénomènes de la nature pouvaient être réduits à des mouvements mécaniques, et donc entièrement déterminés. On voit bien à quel point la théorie mécanique est en accord avec cette conception matérialiste.

LA THÉORIE SUBSTANTIALISTE :

L’idée d’associer le « chaud » à une substance particulière, déjà présente dans l’Antiquité sous la forme du « feu », et que l’on retrouve au XVIIe siècle notamment chez Galilée, Gassendi ou Boyle, est théorisée au début du XVIIIe siècle.

Cette théorie, élaborée par Becher et Stahl, est centrée sur la notion de phlogistique. L’idée essentielle de Stahl est qu’une combustion vive est un dégagement d’une substance qui sort du combustible, qui s’y trouvait antérieurement retenue sous forme passive, et à laquelle on donne le nom de phlogistique.

Une observation s’avérait cependant gênante : si l’on considérait la variation de la masse au cours d’un échauffement, elle est nulle la plupart du temps, voire même parfois positive ! Mais jusqu’à Lavoisier dans les années 1780, le problème était rapidement éludé, soit tout simplement en attribuant une masse négative au phlogistique (Guyton de Morveau, 1772) ou plus généralement parce qu’à l’époque on portait peu d’attention à l’aspect quantitatif des réactions.

De la combustion ou de l’oxydoréduction, la notion de phlogistique est peu à peu étendue à d’autres domaines, comme la simple variation de température des corps, ou les cas où il y a changement d’état physique, sans variation de température : naît alors la théorie du calorique.

Au début du XVIIIe siècle, cette théorie fournit un cadre conceptuel très utile pour interpréter les faits expérimentaux connus à cette époque concernant la chaleur et la température, et permet d’établir une relation entre ces deux notions. La température est alors considérée comme un « degré » du calorique, et lorsque deux corps à des températures différentes sont mis en contact, ou à proximité l’un de l’autre, le calorique s’écoule du corps le plus chaud dans le corps le plus froid.

L’APPORT DE JOSEPH BLACK :

Joseph_Black
Gravure de James Heath d’après un portrait de Henry Raeburn (Wikipédia)

C’est dans le cadre des idées du calorique que le chimiste écossais Joseph Black édifia, dans les années 1760, toute la science de la chaleur, et distingua de manière claire et définitive les notions de chaleur et de température.

Il va s’attaquer à deux problèmes, le premier étant de savoir dans quelle proportion les divers corps se sont partagés la quantité de chaleur. Il discute pour cela diverses hypothèses : celle de Boerhaave et Musschenbroek qui affirment que la chaleur se distribue proportionnellement au volume, ou encore celle qui voudrait qu’il existe une proportion constante entre les masses des corps et les quantités de chaleur qu’ils contiennent à une même température. Hypothèses qu’il réfute en analysant les expériences réalisées à l’époque, et conclue que « certains [corps] attireront et retiendront une plus grande quantité que d’autres de cette chaleur – ou de cette matière calorique. Et la quantité reçue par chacun ne sera pas en proportion de leurs densités, mais dans une proportion totalement indépendante de leurs densités, … chacun selon sa capacité propre, ou sa propre force d’attraction pour cette matière.»

Le deuxième problème est celui du changement d’état. L’opinion généralement admise à l’époque était que puisque lors d’un changement d’état, l’on observait une toute petite variation de la température, on pouvait en déduire que celui-ci était provoqué par l’apport d’une toute petite quantité de chaleur. On note encore une fois une confusion entre chaleur et température, confusion que Black leva définitivement : « Je pense qu’elle reçoit une beaucoup plus grande quantité de chaleur qu’on ne peut le percevoir immédiatement après par le moyen du thermomètre. Une grande quantité de chaleur pénètre dans la substance dans cette occasion, sans la rendre apparemment plus chaude, d’après ce qu’on peut observer avec cet instrument. Cette chaleur doit être apportée à la substance pour la porter à l’état liquide. Et j’affirme que cette addition de chaleur est la cause principale et immédiate de la liquéfaction produite … Nous ne percevons pas sa présence en tant que cause d’échauffement : elle est dissimulée ou latente, et je lui donnai le nom de chaleur latente. ».

Il étend ensuite sans peine ses conclusions aux autres changements d’états.

En montrant expérimentalement l’égalité de la chaleur absorbée par la fusion et libérée par la solidification, il généralise le principe de conservation de la chaleur en l’appliquant à la chaleur « latente » aussi bien qu’à la chaleur « sensible » (manifestée par une variation de température).

CONCLUSION :

La théorie du calorique, bien que fausse, aura ainsi fourni le cadre conceptuel nécessaire à la formulation et à la résolution de tous les problèmes quantitatifs de la science de la chaleur. En permettant de procéder à une analogie avec les substances matérielles (l’eau par exemple), la substantialité a permit de saisir la propriété opératoire de la conservation, de distinguer les notions de chaleur et de température, ce qui ne pouvait être fait à l’époque en se plaçant dans le cadre de la théorie mécanique.

Et lorsqu’à la fin du XIXe siècle, les travaux de Clausius, Maxwell, Boltzmann ou Gibbs définirent la nature exacte de la chaleur, l’image naïve du « fluide » pu enfin être abandonnée, mais le concept de chaleur comme quelque chose qui s’additionne et se conserve, et qui se trouve dans une relation déterminée avec la température (considérée comme un état des corps repérable sur une échelle) reste toujours valable !

Valérie Théric
A partir de l’article de Francis Halbwachs, Histoire de la chaleur, in Cuide n°17, université Paris VII, Paris, 1980